INTERVIEW DE LA DIRECTRICE DE L’INTERPRÉTATION,
MME MARIE MUTTILAINEN (Article rédigé par la Direction de la Communication de la Cour de Justice de l´Union Européenne)
La directrice de l’Interprétation, Mme Marie Muttilainen, a accepté de répondre aux questions concernant le travail des interprètes durant cette période de télétravail généralisé, la façon dont ils se sont adaptés aux mesures sanitaires et comment son service relève ces défis.
Les audiences ont repris le 25 mai dernier dans des conditions extraordinaires (protocole sanitaire, interventions à distance…). Quels sont les changements pour la direction de l’Interprétation ?
Marie Muttilainen : Notre mission, assurer une interprétation de haute qualité au service des membres de la Cour et du Tribunal et des justiciables, reste la même. Mais la nouvelle donne sollicite de façon inédite les qualités et compétences de nos interprètes: sens des responsabilités, réactivité et capacité d’adaptation.
Pouvez-vous donner des exemples ?
Pour comprendre comment nous travaillons, imaginez-vous qu’un
beau jour, vous vous réveillez dans la peau d’un(e) interprète.
En temps normal, vous arrivez à la Cour dans la salle d’audience un peu avant 9 heures. Vous avez étudié en profondeur l’affaire du jour, une préjudicielle en allemand, par exemple. Vers 9h15, un de nos assistants vous apporte en cabine le texte d’une plaidoirie envoyé in extremis par une partie. Vous ressentez une poussée d’adrénaline, car il n’y a pas de temps à perdre: à 9h30, l’audience commence. Les interventions se succèdent. Vous interprétez en direct vers votre langue maternelle ou une langue étrangère. Une fois l’audience terminée, vous préparez la suivante, à moins que vous n’ayez le temps de travailler sur un projet ou que vous n’assistiez à un cours de langue ou à une réunion administrative… Vous allez aussi avoir besoin d’un temps de récupération, car l’interprétation est un exercice cognitif très intense. À la fin d’une audience, c’est un peu comme si on vous avait passé le cerveau à la machine: vous êtes « lessivé ».
Ça, c’était avant la crise de la Covid-19 ?
Tout à fait. Aujourd’hui, depuis votre cabine, vous êtes le spectateur privilégié de cette Cour en action dans une ambiance si particulière, avec un public clairsemé et des avocats qui parfois plaident sur grand écran. L’interprétation, elle, est encore plus intense! Vous ne partagez plus la cabine avec un collègue, pour des raisons sanitaires. Vous ne pouvez donc plus compter que sur vous-même. Il n’y a plus personne pour vous glisser un chiffre, un mot ou un document manquant, pour vous encourager du regard quand ça se corse… La visioconférence s’est également invitée dans votre quotidien. Restrictions de voyage obligent, certaines parties plaident à distance. L’interprétation de leur intervention exige une concentration accrue: il faut redoubler de vigilance pour transmettre fidèlement un message parfois malmené par la technique – une simple microcoupure du son pouvant escamoter une négation ou un chiffre… D’ailleurs, notre direction organise systématiquement des tests de qualité de la connexion à distance avant chaque audience afin d’éviter de tels désagréments. Dans ces conditions extraordinaires, je tiens à saluer l’engagement dont ont fait preuve les interprètes au service de la continuité du travail juridictionnel. Les techniciens de salles ont également toute notre reconnaissance, pour leur soutien sans faille et leur indispensable expertise.
Tous les chefs d’unité ont dû faire montre d’une grande capacité d’adaptation. Leur rôle d’accompagnement, de suivi et de motivation des collègues a été et demeure crucial en ces temps où il est si difficile de garder le contact à distance. C’est un travail invisible mais précieux.
Il y a eu aussi beaucoup de changements pour l’unité Audiences et ressources. Elle a dû, pratiquement du jour au lendemain, faire face à un travail accru : jongler avec les reports, les annulations, prévoir des tests de sites de visioconférence, recruter des interprètes free-lance malgré les restrictions de voyage… Je remercie la cheffe de l’unité et toute son équipe : les interprètes affectés au planning, qui composent – et souvent recomposent – les équipes en fonction des demandes parfois urgentes des greffes, ainsi que les assistants, qui se coupent littéralement en quatre pour aider les permanents et les free-lances.
Dans ce cadre, je voudrais aussi remercier la cellule de crise de la direction générale du Multilinguisme (DGM), qui a été à nos côtés pour régler des questions administratives souvent complexes, par exemple, concernant le recrutement de free-lances confrontés à des restrictions de voyage.
Vous avez parlé du travail depuis la reprise des audiences. Mais comment la direction a-t-elle géré le télétravail généralisé depuis le début de la pandémie ?
Les trois axes qui ont guidé la gestion de cette situation exceptionnelle correspondent aux priorités qui inspirent notre action depuis toujours : qualité de l’interprétation, communication ouverte et bien-être du personnel.
Pour garantir le maintien de la qualité en prévision de la reprise des audiences, nous avons fixé en un temps record et en étroite collaboration avec la direction des technologies de l’information (DTI) et les greffes des procédures ad hoc concernant les exigences techniques les instructions aux parties et les modalités des tests d’interprétation à distance. Nos interprètes, privés un temps de pratique, ont maintenu à niveau leurs compétences, entre autres, au moyen d’exercices en ligne, de groupes de travail linguistique et thématique ou de cours de langues intensifs en ligne avec Rosetta Stone Catalyst. Je voudrais d’ailleurs souligner leur remarquable sens des responsabilités et de l’initiative. Ils ont en effet « profité » du confinement non seulement pour se maintenir à niveau, mais aussi pour lancer ou peaufiner des projets d’intérêt commun. Je pense, par exemple, à la réalisation d’une formation en ligne de français juridique ; aux webinaires « Meet the Court » présentant notre service aux étudiants en interprétation ou encore à des projets en coopération avec les unités Projets et coordination terminologiques (PCT) et Formations et développements.
En ce qui concerne la communication interne, avec le concours de notre comité de rédaction, nous avons rapidement établi plusieurs canaux pour garder le contact, faciliter le télétravail collaboratif et informer de l’évolution de la situation : via notre Intranet, bien sûr, mais aussi en innovant avec l’application « Slack », les pauses café virtuelles et un wiki. Je remercie par ailleurs la direction de la Communication pour son soutien précieux dans la finalisation de nos projets de communication externe.
Enfin, le bien-être des interprètes me tient particulièrement à cœur. Cela se traduit notamment par la gestion raisonnée de l’équilibre entre les affectations en cabine, compte tenu des nouvelles modalités, et la nécessaire récupération après les audiences. Dans la situation actuelle marquée par les incertitudes, mon défi personnel est de continuer de servir au mieux les deux juridictions tout en préservant le multilinguisme et en assurant le bien-être des membres de la direction de l’Interprétation.